Autour de KWY : 1958 – 1964
Manuel Alvess, René Bertholo, Lourdes Castro, Christo, António Costa Pinheiro, Gonçalo Duarte, José Escada, Maria Helena Vieira da Silva, João Vieira, Jan Voss
Commissariat Anne Bonnin
Du 4 au 26 octobre
La revue KWY (1958-1964) constitue une aventure éditoriale singulière menée à Paris par 8 jeunes artistes étrangers, fraichement débarqués dans la capitale. Ses fondateurs sont les Portugais Lourdes Castro, René Bertholo, Costa Pinheiro, Gonçalo Duarte, José Escada, João Vieira, rejoints rapidement par le Bulgare Christo et l’Allemand Jan Voss. Ce sont des exilés qui fuient les uns, une dictature, les autres, un pays meurtri par la guerre et le nazisme et choisissent de s’installer à Paris qui rayonne alors d’une aura de capitale culturelle cosmopolite.
Foisonnante, la revue est un objet d’art composite fait de sérigraphies originales, de photomontages, de collages, de cartes postales, de disques mous, de poésies, de textes théoriques, inédits, de documents précieux. À travers ses 12 numéros, on suit l’évolution d’un groupe d’artistes de l’abstraction informelle, gestuelle ou matiériste, qui s’affiche dans les galeries en cette fin des années 1950, vers les nouvelles tendances de l’art, auxquelles les membres du groupe participent – Nouveau réalisme, Nouvelle figuration, Pop art, abstraction gestuelle, Lettrisme, Fluxus, Art cinétique, poésie concrète, etc. En filigrane, se devinent les parcours personnels, dissemblables, au sein des réseaux parisiens ou internationaux qui se poursuivront ensuite de façon indépendante à Paris, Londres, Lisbonne, Munich ou New-York.
Tout d’abord, le titre, dans son étrangeté lapidaire, intrigue : est-ce un acronyme, une énigme ? Volontiers cryptique, il sonne comme un nom de code avant-gardiste. Or, pour les Portugais qui l’ont choisi, il est doté de significations particulières : absentes de l’alphabet portugais (jusqu’à une réforme récente), ces trois consonnes prennent, sous la dictature de Salazar, un sens aigu, un tour ironique et politique. Cette absence au cœur de la langue dit à la fois l’exil dans son propre pays, étouffé par la censure, et l’exil de l’étranger auquel manquent ses amis… En effet, KWY est initialement conçue comme une lettre adressée aux amis absents… Fonctionnant à la fois comme un mot d’esprit et un mot de passe, ce titre condense les aspirations et l’énergie avant-gardistes que ces jeunes gens mettent dans leur revue. Son évolution témoigne de la circulation de ses membres au sein de réseaux artistiques parisiens et transnationaux.
Parfaitement en phase avec son époque, KWY reflète les mutations artistiques et sociales d’une période de transition entre la fin des années 1950, marquées par la guerre, et le début des années 1960, tournées vers le futur, pleines d’optimisme et de désirs révolutionnaires.
Quand on feuillette les numéros et regarde leurs couvertures toutes différentes et attrayantes, on est frappé par le caractère à la fois bricolé et hétérogène de l’objet. KWY est en effet une revue artisanale, entièrement fabriquée et sérigraphiée à la main, dans le minuscule appartement de Lourdes Castro et René Bertholo. L’hétérogénéité intervient dans tous les aspects de la publication : papier, format, typographie, couverture, composition, mise en page, etc. Aucun numéro ne se ressemble. La revue n’adopte pas d’identité graphique ni d’esthétique reconnaissable ; elle suit plutôt le rythme de la vie, des rencontres et des affinités et, donc, des nouvelles pratiques qui se font jour, comme en témoigne la liste des invités, qui se diversifient et augmentent de façon remarquable au fur et à mesure que le nombre de pages et d’exemplaires croissent – passant de 60 à 300, avec un pic de 500, mais toujours produits à la main et dans un 20 m2.
C’est l’usage inventif et spontané d’un procédé encore peu utilisé à la fin des années 1950, la sérigraphie, qui en fait l’originalité. Motivé en partie par des raisons de coût, le choix de cette technique l’est surtout pour ses potentialités expérimentales – coloris, texture, trame, etc. dont KWY joue avec une jubilation évidente. Elle exploite en particulier les ressources plastiques d’un procédé de reproduction qui produit de l’unique, affirmant sa spécificité avec l’humour superlatif de la réclame : « La seule revue qui propose une œuvre originale sérigraphiée à la main. » Anticipant de peu les développements de cette technique par le Pop art, on a pu la qualifier de pré-pop. Néanmoins, KWY se distingue par une inventivité débridée qui dénote une improvisation propre au bricolage et à une économie domestique, mais aussi à la jeunesse.
La présence de la main confère une allure vivante à cette publication pleine de fantaisie: les textes techniques – sommaires, ours, titres, annonces de parutions ou d’expositions d’un réseau ami – parfois même ceux des auteurs, sont manuscrits, avec des graphies distinctes… La main est la marque d’un collectif où les individualités se côtoient en se mêlant de façon égalitaire – chacun met la main à la pâte, apporte sa patte à un objet in fine très tactile. Dans le numéro 6, qui marque une étape dans son essor, la rédaction explicite sa genèse, précisant que le groupe, qui est né de la revue et s’est constitué autour d’elle, ne représente aucune tendance ni mouvement. Ainsi, le style varié, profus qui signe la singularité de la revue tient-il à une disparité intrinsèque au groupe. KWY fut avant tout un laboratoire d’expérimentation, sous la forme d’une œuvre quasi-collective, affichant une joyeuse indépendance à l’égard des différents courants esthétiques : la liberté pour chacun de choisir son style.
Le dernier opus sort en 1964 – c’est le destin naturel des revues et groupes de se disperser, mais elle a porté ses fruits, jetant un pont entre le Portugal, Paris et l’étranger et tissant autour d’elle une toile de relations transcontinentales pour le moins variées.
L’exposition Autour de KWY, à la suite de la rétrospective de Lourdes Castro que j’avais organisée en 2019 au Mrac à Sérignan, met au jour des dynamiques souterraines, les filiations oubliées ou plus confidentielles d’une histoire parisienne et transnationale. Elle s’inscrit dans le cadre de mes recherches sur les artistes portugais actifs à Paris dans les années 1960-1980, c’est pourquoi elle inclut des œuvres de Manuel Alvess (1939-2009) arrivé en 1963 dans la capitale française, où il vivra jusqu’à sa mort. En retrait du milieu de l’art, il poursuit une œuvre conceptuelle et picturale, qui prend le relais d’une migration franco-portugaise liée à la dictature.
Anne Bonnin, septembre, 2024